Numéro 36 - Semaine du 13 au 19 décembre 2010

dimanche 19 décembre 2010

L’actualité de cette semaine est marquée par la progression, lente mais sûre, de la tendance sécuritaire qui se concrétise par la mise en place dans les législations nationales de mesures de surveillance des internautes, de filtrage et de blocage des sites.

Le quotidien espagnol El País(es) rapporte que parmi les cables diplomatiques révélés par le site Wikileaks, certains font apparaître que les USA ont menacé le gouvernement espagnol, à partir de 2004, de prendre des sanctions à son encontre si l’Espagne ne durcissait pas ses lois en matière de propriété intellectuelle(en), en particulier pour lutter contre le téléchargement illégal sur Internet.

En 2008, les USA ont menacé l’Espagne(en) de la faire apparaître dans le Special 301 Report, un rapport américain élaboré chaque année depuis 1989 par l’Office of the United States Trade Representative, et régulièrement utilisé pour dénoncer et exercer des pressions sur les pays qui, selon la vision américaine, n’offrent pas une protection suffisante des droits de propriété intellectuelle. Pour éviter de figurer dans le rapport, le gouvernement espagnol devait faire 3 choses :

  1. Déclarer publiquement que le "piratage" est illégal ;
  2. Modifier la circulaire de 2006(es/pdf) qui, telle qu'appliquée par les juridictions locales, aboutit à la légalisation du téléchargement. En effet, le téléchargement constitue un délit, en Espagne, lorsqu'il est réalisé avec une intention lucrative. Or, selon cette circulaire, l'intention lucrative doit être interprétée de manière restrictive et limitée aux échanges commerciaux ("no puede tener una interpretación amplia o extensiva, sino que debe ser interpretado en el sentido estricto de lucro comercial"). Ainsi, les internautes ne sont pas pénalement responsables(es), contrairement aux sites à vocation commerciale dont l'activité repose sur le partage d'oeuvres protégées par le droit d'auteur.
  3. Mettre en place un système de riposte graduée, tel qu'adopté en France et récemment discuté au Royaume-Uni.

Pour n’avoir pas satisfait à ces trois exigence, l’Espagne figurait encore en avril 2010 sur le Special 301 Report(pdf).

Ces trois points appellent plusieurs remarques.

D’abord, la déclaration selon laquelle «le piratage est illégal». Il faut s’entendre sur les termes : qu’est-ce que le «piratage» ? Dans le vocabulaire courant, on parle de «piratage» pour le téléchargement de fichiers sur Internet. Dans le vocabulaire juridique, <a
href=»http://en.wikipedia.org/wiki/Piracy»>la piraterie et le piratage sont des actes bien particuliers qui relèvent du droit de la mer et du droit international public</a>(en). L’interdiction du piratage fait partie du jus cogens, au même titre que l’interdiction de la torture. Il ne faut donc pas confondre les deux notions et, surtout, ne pas assimiler les actes des véritables pirates qui séquestrent, rançonnent ou tuent des personnes avec ceux des adolescents qui téléchargent quelques morceux de musique ou quelques films sur Internet. L’emploi du terme «piratage» est donc excessif (même si l’on traduit hacker par pirate, l’analogie n’existe que dans l’état d’esprit des hackers, libertaires ou anarchistes, et non dans leurs actes). L’emploi du mot «piratage» participe d’une volonté de l’industrie culturelle de criminaliser le téléchargement. Or, en Espagne, on l’a vu, les juridictions pénales ont refusé de condamner les internautes qui avaient téléchargé des oeuvres contrefaisantes. On devrait donc plutôt parler de «téléchargement illicite», leur responsabilité civile pouvant être engagée pour le dommage qu’ils causent aux ayants droit, plutôt que de «piratage illégal». Le droit français est différent sur ce point : le téléchargement étant un acte délictuel de contrefaçon, on peut parler de «téléchargement illégal».

Ensuite, l’approche espagnole contenue dans la circulaire de 2006 nous semble intéressante. Elle sanctionne le partage d’oeuvres protégées par le droit d’auteur lorsqu’il a lieu dans un but lucratif, et non dans un seul but culturel. En France, c’est l’approche exactement opposée qui a été adoptée dans la loi Hadopi : la répression est axée sur l’internaute qui télécharge plutôt que sur l’opérateur qui lui permet de télécharger. Comme nous l’avons déjà dit, l’une des conséquences de la loi Hadopi est la transformation d’un système de téléchargement de pair-à-pair (c’est-à-dire, d’internaute à internaute, sans intermédiaire, sans question d’argent) en un système de téléchargement direct qui requiert les services d’un hébergeur. Celui-ci profite donc de la contrefaçon, même si, en façade, il met en oeuvre des mesures de détection et de mise hors ligne des fichiers contrefaisants. Pour départager les deux approches, il suffit de se poser la question : qu’est-ce qui est le plus grave, que des internautes s’échangent des morceaux de musique, des films ou des livres numériques dans un but culturel, ou que des opérateurs facturent des services d’hébergement ou de téléchargement, sachant pertinemment que leur modèle économique repose en grande partie sur la contrefaçon ?

Enfin, sur la mise en place d’un système de riposte graduée à la française, il n’est pas vraiment nécessaire d’argumenter : il suffit de constater l’échec, en pratique, de la loi Hadopi 2 en France (au point que l’Élysée envisage une Hadopi 3), les difficultés rencontrées par le Digital Economy Act 2010(en), au Royaume-Uni, qui ne contient finalement pas le dispositif de la riposte graduée, et plus généralement l’attitude très réservée des législateurs, en droit comparé, au regard de la riposte graduée.

Si le législateur espagnol n’envisage pas de mettre en place un système de riposte graduée, ce n’est pas pour autant qu’il n’entend pas renforcer la protection des droits de propriété intellectuelle sur le réseau. Ainsi, la ley de Economía Sostenible(es), votée en 2009, contient certains mécanismes de luttre contre la contrefaçon en ligne. L’article 158 instaure notamment une Comisión de Propiedad Intelectual qui pourra demander au juge administratif la mise hors ligne des contenus contrefaisants («Corresponderá a los Juzgados Centrales de lo Contencioso-administrativo autorizar, mediante auto, la ejecución de los actos adoptados por la Sección Segunda de la Comisión de Propiedad Intelectual para que se interrumpa la prestación de servicios de la sociedad de la información o para que se retiren contenidos que vulneren la propiedad intelectual (…)»).

La tendance actuelle est donc clairement à la mise en place de mesures de filtrage, de blocage et de mise hors ligne des contenus illicites. De telles mesures pourraient être justifiées, si elles étaient ordonnées par l’autorité judiciaire, dans le cadre d’une procédure équitable et contradictoire. Mais tel n’est pas le cas : ce sont des procédures de sanctions administratives et automatisées qui sont, dans de nombreux pays, mises en place. Nous avons parlé cette semaine de l’Espagne, mais nous avions déjà parlé à plusieurs reprises de lois semblables en France (LOPPSI 2), au Royaume Uni (DEA 2010 – v. n°31) et aux États-Unis (COICA 2010 – v. n°25 et 32).

L’actualité de cette semaine est marquée par la progression, lente mais sûre, de la tendance sécuritaire qui se concrétise par la mise en place dans les législations nationales de mesures de surveillance des internautes, de filtrage et de blocage des sites.

Le quotidien espagnol El País(es) rapporte que parmi les cables diplomatiques révélés par le site Wikileaks, certains font apparaître que les USA ont menacé le gouvernement espagnol, à partir de 2004, de prendre des sanctions à son encontre si l’Espagne ne durcissait pas ses lois en matière de propriété intellectuelle(en), en particulier pour lutter contre le téléchargement illégal sur Internet.

En 2008, les USA ont menacé l’Espagne(en) de la faire apparaître dans le Special 301 Report, un rapport américain élaboré chaque année depuis 1989 par l’Office of the United States Trade Representative, et régulièrement utilisé pour dénoncer et exercer des pressions sur les pays qui, selon la vision américaine, n’offrent pas une protection suffisante des droits de propriété intellectuelle. Pour éviter de figurer dans le rapport, le gouvernement espagnol devait faire 3 choses :

  1. Déclarer publiquement que le "piratage" est illégal ;
  2. Modifier la circulaire de 2006(es/pdf) qui, telle qu'appliquée par les juridictions locales, aboutit à la légalisation du téléchargement. En effet, le téléchargement constitue un délit, en Espagne, lorsqu'il est réalisé avec une intention lucrative. Or, selon cette circulaire, l'intention lucrative doit être interprétée de manière restrictive et limitée aux échanges commerciaux ("no puede tener una interpretación amplia o extensiva, sino que debe ser interpretado en el sentido estricto de lucro comercial"). Ainsi, les internautes ne sont pas pénalement responsables(es), contrairement aux sites à vocation commerciale dont l'activité repose sur le partage d'oeuvres protégées par le droit d'auteur.
  3. Mettre en place un système de riposte graduée, tel qu'adopté en France et récemment discuté au Royaume-Uni.

Pour n’avoir pas satisfait à ces trois exigence, l’Espagne figurait encore en avril 2010 sur le Special 301 Report(pdf).

Ces trois points appellent plusieurs remarques.

D’abord, la déclaration selon laquelle «le piratage est illégal». Il faut s’entendre sur les termes : qu’est-ce que le «piratage» ? Dans le vocabulaire courant, on parle de «piratage» pour le téléchargement de fichiers sur Internet. Dans le vocabulaire juridique, <a
href=»http://en.wikipedia.org/wiki/Piracy»>la piraterie et le piratage sont des actes bien particuliers qui relèvent du droit de la mer et du droit international public</a>(en). L’interdiction du piratage fait partie du jus cogens, au même titre que l’interdiction de la torture. Il ne faut donc pas confondre les deux notions et, surtout, ne pas assimiler les actes des véritables pirates qui séquestrent, rançonnent ou tuent des personnes avec ceux des adolescents qui téléchargent quelques morceux de musique ou quelques films sur Internet. L’emploi du terme «piratage» est donc excessif (même si l’on traduit hacker par pirate, l’analogie n’existe que dans l’état d’esprit des hackers, libertaires ou anarchistes, et non dans leurs actes). L’emploi du mot «piratage» participe d’une volonté de l’industrie culturelle de criminaliser le téléchargement. Or, en Espagne, on l’a vu, les juridictions pénales ont refusé de condamner les internautes qui avaient téléchargé des oeuvres contrefaisantes. On devrait donc plutôt parler de «téléchargement illicite», leur responsabilité civile pouvant être engagée pour le dommage qu’ils causent aux ayants droit, plutôt que de «piratage illégal». Le droit français est différent sur ce point : le téléchargement étant un acte délictuel de contrefaçon, on peut parler de «téléchargement illégal».

Ensuite, l’approche espagnole contenue dans la circulaire de 2006 nous semble intéressante. Elle sanctionne le partage d’oeuvres protégées par le droit d’auteur lorsqu’il a lieu dans un but lucratif, et non dans un seul but culturel. En France, c’est l’approche exactement opposée qui a été adoptée dans la loi Hadopi : la répression est axée sur l’internaute qui télécharge plutôt que sur l’opérateur qui lui permet de télécharger. Comme nous l’avons déjà dit, l’une des conséquences de la loi Hadopi est la transformation d’un système de téléchargement de pair-à-pair (c’est-à-dire, d’internaute à internaute, sans intermédiaire, sans question d’argent) en un système de téléchargement direct qui requiert les services d’un hébergeur. Celui-ci profite donc de la contrefaçon, même si, en façade, il met en oeuvre des mesures de détection et de mise hors ligne des fichiers contrefaisants. Pour départager les deux approches, il suffit de se poser la question : qu’est-ce qui est le plus grave, que des internautes s’échangent des morceaux de musique, des films ou des livres numériques dans un but culturel, ou que des opérateurs facturent des services d’hébergement ou de téléchargement, sachant pertinemment que leur modèle économique repose en grande partie sur la contrefaçon ?

Enfin, sur la mise en place d’un système de riposte graduée à la française, il n’est pas vraiment nécessaire d’argumenter : il suffit de constater l’échec, en pratique, de la loi Hadopi 2 en France (au point que l’Élysée envisage une Hadopi 3), les difficultés rencontrées par le Digital Economy Act 2010(en), au Royaume-Uni, qui ne contient finalement pas le dispositif de la riposte graduée, et plus généralement l’attitude très réservée des législateurs, en droit comparé, au regard de la riposte graduée.

Si le législateur espagnol n’envisage pas de mettre en place un système de riposte graduée, ce n’est pas pour autant qu’il n’entend pas renforcer la protection des droits de propriété intellectuelle sur le réseau. Ainsi, la ley de Economía Sostenible(es), votée en 2009, contient certains mécanismes de luttre contre la contrefaçon en ligne. L’article 158 instaure notamment une Comisión de Propiedad Intelectual qui pourra demander au juge administratif la mise hors ligne des contenus contrefaisants («Corresponderá a los Juzgados Centrales de lo Contencioso-administrativo autorizar, mediante auto, la ejecución de los actos adoptados por la Sección Segunda de la Comisión de Propiedad Intelectual para que se interrumpa la prestación de servicios de la sociedad de la información o para que se retiren contenidos que vulneren la propiedad intelectual (…)»).

La tendance actuelle est donc clairement à la mise en place de mesures de filtrage, de blocage et de mise hors ligne des contenus illicites. De telles mesures pourraient être justifiées, si elles étaient ordonnées par l’autorité judiciaire, dans le cadre d’une procédure équitable et contradictoire. Mais tel n’est pas le cas : ce sont des procédures de sanctions administratives et automatisées qui sont, dans de nombreux pays, mises en place. Nous avons parlé cette semaine de l’Espagne, mais nous avions déjà parlé à plusieurs reprises de lois semblables en France (LOPPSI 2), au Royaume Uni (DEA 2010 – v. n°31) et aux États-Unis (COICA 2010 – v. n°25 et 32).