Un droit fondamental à l'accès à Internet ?

lundi 20 septembre 2010

Dans un article récent, David Weinberger, du Berkman Center for Internet & Society (Harvard), analyse l'opportunité d'élever l'accès à Internet au rang de droit de l'Homme. Son avis est partagé : il est théoriquement contre, mais il y est, en pratique, favorable. Il expose certains arguments que je voudrais présenter ici, et critiquer. J'expliquerai ensuite ce que j'entends par "accès à Internet" et les raisons pour lesquelles je suis favorable à ce qu'un tel accès soit reconnu comme étant une liberté publique.

Dans un article récent, David Weinberger, du Berkman Center for Internet & Society (Harvard), analyse l’opportunité d’élever l’accès à Internet au rang de droit de l’Homme. Son avis est partagé : il est théoriquement contre, mais il y est, en pratique, favorable. Il expose certains arguments que je voudrais présenter ici, et critiquer. J’expliquerai ensuite ce que j’entends par «accès à Internet» et les raisons pour lesquelles je suis favorable à ce qu’un tel accès soit reconnu comme étant une liberté publique.

Weinberger distingue deux acceptions de «l’accès à Internet», et je le rejoins sur ce point. Dans la première acception, l’accès s’entend de la connexion : chacun devrait avoir droit à accéder au réseau, à avoir la possibilité d’utiliser un ordinateur relié aux autres ordinateurs par Internet. Dans la seconde acception, l’accès s’entend de la qualité du contenu que l’on peut consulter en ayant une connexion à Internet.

L’auteur rejette la première conception de l’accès à Internet, c’est-à-dire le droit à la connexion. Selon lui, il s’agirait d’un droit qui entraînerait des obligations positives de la part des pouvoirs publics, comme le droit à l’éducation. Un tel droit serait certainement mal reçu aux États-Unis où l’intervention de l’État est plus facilement vue comme une ingérence dans les activités privées, et donc une restriction de la liberté, que comme un moyen de garantir les libertés publiques. En Europe, au contraire, l’État providence est mieux accueilli, et il est parfaitement concevable que des terminaux soient mis gratuitement à disposition des citoyens (dans les bureaux de poste, par exemple). En outre, la critique provenant de la transformation d’obligations de ne pas faire à la charge de l’administration en obligations de faire, n’est pas forcément pertinente en droit européen. La Cour européenne des droits de l’Homme reconnaît en effet, depuis longtemps, que de telles obligations positives peuvent être mises à la charge des États afin d’assurer le respect des droits qu’elle garantit aux citoyens (1).

Toutefois, si ce premier aspect du droit à l’accès à Internet est important, le second l’est encore plus. En effet, le droit d’être connecté à un Internet censuré et indument compartimenté n’est utile en rien. Le droit d’être connecté n’a de valeur que s’il permet l’accès à un Internet ouvert, à un véritable instrument de propagation de la culture. C’est donc sur la deuxième acception du droit à l’accès que les développement suivants sont centrés.

L’auteur invoque ensuite un argument que je trouve particulièrement léger et fallacieux. C’est probablement le seul point sur lequel je suis totalement en désaccord avec lui. Son argument est le suivant : la Déclaration universelle des droits de l’Homme de l’ONU consacre des droits comme celui de ne pas être torturé ou celui de ne pas être réduit en esclavage ; or, le droit d’accéder à Internet ne revêt pas la même importance que ces droits là ; par conséquent, il n’a pas sa place dans la liste des droits de l’Homme. L’argument est mauvais, car le droit d’accéder à Internet signifie, in fine, le droit d’accéder à la culture et à l’instruction, le droit d’échanger avec autrui. C’est précisément ces droits qui sont supprimés par les régimes totalitaires qui enferment les peuples dans une prison idéologique afin de les asservir. La privation de culture est donc une forme d’esclavage, non physique, mais morale.

Le droit à l’accès à Internet ne permet certes pas de satisfaire un besoin vital des êtres humains, comme le font certains autres droits garantis par les déclarations des droits de l’Homme. Pourtant, son élévation au rang de droit fondamental se justifie par le fait qu’il est, dans certains cas, l’unique moyen d’exercice de droits qui, eux, sont depuis longtemps considérés comme étant indispensables (la liberté d’expression, par exemple). Autrement dit, le moyen doit être protégé, car sans ce moyen la fin ne peut être atteinte.

L’argument suivant est pratique : comment définir, concrètement, les critères qui permettent d’établir que le droit à l’accès est violé ? Une connexion par modem respecte-t-elle ce droit, ou celui-ci exige-t-il une connexion par ADSL ou par fibre optique ? L’objection ne me paraît pas dirimante. Les droits fondamentaux doivent précisément être abstraits, charge à la jurisprudence de les préciser et d’en définir le régime et les modalités d’application. Ce rôle dévolu à la jurisprudence est parfaitement en accord avec la nature et la fonction des droits fondamentaux : ceux-ci ne sont pas absolus, ils sont relatifs et limités, en particulier lorsqu’ils entrent en collision les uns avec les autres. L’argument suivant de l’auteur est donc également balayé : le fait qu’un pays interdise l’accès au contenu illicite sur son territoire ne constitue pas une violation du droit à l’accès, mais simplement une limite à son exercice légitime. Pour reprendre l’exemple européen, la Cour européenne des droits de l’Homme reconnaît que le droit à la vie privée (article 8 de la Convention) et le droit à la liberté d’expression (article 10) constituent deux aspects antagonistes d’une même question, que le premier peut prévaloir sur le second, et vice-versa, selon les circonstances de la cause (2).

Cela étant dit, il est vrai qu’en pratique, proclamer urbi et orbi un droit universel à l’accès à Internet ne serait pas d’une grande utilité. Rappelons au passage que près d’un milliard de personnes ont faim dans le monde, en 2010. Pour être efficace, le droit à l’accès doit donc être concrétisé dans des règles juridiques directement applicables à l’action des personnes. Ces règles peuvent, me semble-t-il, prendre place dans le débat sur la neutralité du Net.

Cette réflexion m’est directement inspirée par l’état actuel du projet de loi LOPPSI 2, après son passage devant le Sénat. Tel qu’issu de l’Assemblée nationale, en première lecture, le projet prévoyait la possibilité pour l’administration de demander au juge de bloquer les sites pédopornographiques (voici d’ailleurs un exemple de l’argument développé plus haut : la liberté d’accès au contenu ne peut pas raisonnablement s’entendre de la liberté d’accéder à de tels sites, leur blocage par les autorités est donc légitime). Après son passage au Sénat, le projet prévoit que l’administration peut ordonner aux intermédiaires du réseau de bloquer de tels sites, manifestement illicites, sans saisir le juge (3). L’éviction du juge de la décision de blocage est regrettable, car c’est précisément le juge qui est le garant des droits fondamentaux.

L’idée est donc la suivante : élever l’accès à Internet, entendue comme l’accès au contenu, au rang de droit fondamental, permettrait de renforcer le rôle du juge dans le contrôle de l’exercice de ce droit, et de rendre son intervention obligatoire à l’heure de le restreindre.

Telle est la position, en France, du Conseil constitutionnel. Dans la décision du 10 juin 2009 relative à la loi Hadopi (4), les juges ont estimé «qu’en l’état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu’à l’importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions, [le droit à la liberté d’expression prévu à l’article 11 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789] implique la liberté d’accéder à ces services» (motif n°12). Ils en ont déduit que le pouvoir conféré par la loi à une autorité administrative d’ordonner aux fournisseurs d’accès de couper l’accès à Internet d’un de leurs abonnés, était contraire à la Constitution, un tel ordre ne pouvant émaner que de l’autorité judiciaire : «Considérant que les pouvoirs de sanction institués par les dispositions critiquées habilitent la commission de protection des droits, qui n’est pas une juridiction, à restreindre ou à empêcher l’accès à internet de titulaires d’abonnement ainsi que des personnes qu’ils en font bénéficier ; que la compétence reconnue à cette autorité administrative n’est pas limitée à une catégorie particulière de personnes mais s’étend à la totalité de la population ; que ses pouvoirs peuvent conduire à restreindre l’exercice, par toute personne, de son droit de s’exprimer et de communiquer librement, notamment depuis son domicile ; que, dans ces conditions, eu égard à la nature de la liberté garantie par l’article 11 de la Déclaration de 1789, le législateur ne pouvait, quelles que soient les garanties encadrant le prononcé des sanctions, confier de tels pouvoirs à une autorité administrative dans le but de protéger les droits des titulaires du droit d’auteur et de droits voisins.» (motif n°16).

Je pense donc qu’il est souhaitable que l’accès à Internet, entendu comme l’accès au contenu, soit reconnu comme un droit fondamental, au niveau international, comme c’est déjà le cas en France. Le régime d’un tel droit pourrait être ensuite défini et aménagé dans le cadre du débat sur la neutralité du Net.


Notes</p>

(1) V. p. ex., pour le droit à la vie privée, CEDH, 9 Oct. 1979, Airey c. Irlande, n°6289/73 ; CEDH, 5 Déc. 2002, Craxi c. Italie, n°34896/97.
(2) V. p. ex., CEDH, 21 Janv. 1999, Fressoz et Roire c. France, n°29183/95 ; CEDH, 12 Déc. 2000, Campmany y Diez de Revenga et Lopez-Galiacho Perona c. Espagne, n°54224/00 ; CEDH, 1 Juil. 2003, Société Prisma Presse c. France, n°71612/01 ; CEDH, 18 Mai. 2004, Éditions Plon c. France, n°58148/00 ; CEDH, 24 Juin. 2004, von Hannover c. Allemagne (aff. Caroline de Monaco), n°59320/00 ; CEDH, 23 Juil. 2009, Hachette Filipacchi c. France, n°12268/03 ; sur la liberté d’expression : CEDH, 8 Juil. 1986, Lingens c. Autriche, n°9815/82
(3) V., à ce propos, le numéro 23 de la revue d’actualité du Web : http://revue.valhalla.fr/numeros/23/
(4) Décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009 : http://www.conseil-constitutionnel.fr/decision//2009/decisions-par-date/2009/2009-580-dc/decision-n-2009-580-dc-du-10-juin-2009.42666.html